Comme annoncé dans une précédente lettre d’information datée du 25 septembre 2018 , le législateur luxembourgeois travaillait sur un projet de loi (PL 7363) visant à moderniser la loi du 1er août 2001 (la Loi de 2001) concernant la circulation des titres et autres instruments financiers qui avait déjà subi une avancée significative lors de sa modification par la loi du 6 avril 2013 sur la dématérialisation des titres.
Le PL 7363 a été adopté le 1er mars 2019 et publié au Mémorial A du 5 mars 2019 (la Loi du 1er mars 2019).
L'INFLUENCE DES PAYS VOISINS
Les pressions se faisaient sentir pour maintenir le Luxembourg dans le chariot de tête de tout ce qui entoure les technologies nouvelles, alors que la France, très active, avait pris les devants dès 2016 avec l’ordonnance n°2016-520 du 28 avril 2016 (dénommée ordonnance « Minibons »), complétée dernièrement par le décret du 24 décembre 2018 (dénommé le « Décret Blockchain ») justement pris en application de l’Ordonnance Minibons.
HISTORIQUE
Les technologies modernes évoluent à vitesse vertigineuse et le secteur financier n’y échappe pas subissant des transformations cycliques, essentielles et souvent brutales, visant une dématérialisation progressive mais inexorable. Sans rentrer dans un historique détaillé, il est possible de distinguer principalement trois temps :
En premier lieu, les titres aux porteurs, titres papiers constituant la représentation matérielle de l’action contenant des éléments d’identification qui se transmettaient de la main à la main entre les parties par l’effet de la « traditio ».
Ensuite, dans une recherche visant à réduire les risques par l’élimination du support papier pour les titres et les coûts des transactions ainsi que lutter contre le blanchiment d’argent, une nouvelle catégorie de titre dits dématérialisés a émergé. Le support papier disparait et se développe la notion de « titre inscrit en compte ».
Les temps se succède rapidement et il n’aura plus fallu attendre longtemps avant qu’une nouvelle loi ne vienne modifier le cadre juridique existant en vue de renforcer et assurer une sécurité juridique visant à tenir compte des évolutions technologiques d’enregistrement électronique sécurisé, comme la technologie des registres distribués (distributed ledger technology) (DLT) et dont celle (notamment) du type chaine de blocs (blockchain).
OBJET DE L'UNIQUE ARTICLE 18 BIS
La Loi du 1er mars 2019 a pour but d’étendre le champ d’application de la Loi de 2001 afin de permettre aux teneurs de comptes de détenir des comptes-titres et effectuer des inscriptions de titres au moyen de dispositifs d’enregistrement électroniques sécurisés (DLT) dont les registres ou bases de données électroniques distribués du type chaine de blocs (blockchain).
Les dispositifs d’enregistrements électroniques sécurisés sont au centre des opérations et pourront être utilisés par les teneurs de comptes pour tenir les comptes-titres et y effectuer les inscriptions afférentes comme les émissions et les transferts.
NEUTRALITE TECHNOLOGIQUE
La Loi du 1er mars 2019 prend un soin particulier en se référant aux « dispositifs d’enregistrement électroniques sécurisés, y compris de registres ou bases de données électroniques distribués » veillant de la sorte à une neutralité technologique au regard des différents protocoles constituant les infrastructures de la chaine de blocs (blockchain). Cette neutralité est compréhensible et nécessaire en vue de ne pas rattacher un régime juridique à une technologie déterminée qui pourrait rapidement évoluer ; la « porte reste donc ouverte ».
FICTION JURIDIQUE
Comme lors de la dernière modification de la Loi de 2001 réalisée en 2013 et la création des titres dématérialisés, la Loi du 1er mars 2019 opère une fiction juridique indispensable pour son bon fonctionnement en disposant que « [•] [l]es transferts successifs enregistrés dans un tel dispositif d’enregistrement électronique sécurisé sont considérés comme des virements entre comptes-titres ». De la sorte, la Loi du 1er mars 2019 reconnait aux enregistrements successifs de titres dans une blockchain les mêmes effets que ceux découlant d’une inscription de compte à compte de titres.
FONGIBILITE MAINTENUE
Pour bien comprendre cette question, revenons à la définition de la blockchain pour mieux en cerner les subtilités juridiques qui en découlent. Celle-ci, peut se définir comme un « mode d'enregistrement de données produites en continu, sous forme de blocs liés les uns aux autres dans l'ordre chronologique de leur validation, chacun des blocs et leur séquence étant protégés contre toute modification ». On le voit, la blockchain se distingue par trois caractéristiques principales qui sont l’antithèse des idées reçues : (i) sa transparence, (ii) son immuabilité et sa (iii) sécurité.
Dès lors, toutes les transactions étant tracées dans la blockchain, il est impossible de les modifier une fois enregistrées dans un bloc. Or cette traçabilité est assurée au niveau des transactions en général après enregistrement, mais pas au niveau d’une unité particulière de token (crypto actif) ce qui remettrait d’ailleurs en cause leur fongibilité (si c’était le cas).
Par conséquent, c’est logiquement et précisément par souci de sécurité juridique que la Loi du 1er mars 2019 dispose expressément que « La tenue de comptes-titres au sein d’un tel dispositif d’enregistrement électronique sécurisé ou l’inscription de titres dans les comptes-titres par le biais d’un tel dispositif d’enregistrement électronique sécurisé n’affectent pas le caractère fongible des titres concernés. »
IMPACT SUR LES LEGISLATIONS EXISTANTES
Enfin, la Loi du 1er mars 2019, toujours dans un souci de cohérence des règles lues dans son ensemble et de sécurité juridique, exprime clairement que la tenue de comptes-titres ou l’inscription de titres dans les comptes-titres par le biais d’un dispositif d’enregistrement électronique sécurisé, n’aura pas d’effet sur l’application de la Loi de 2001, ni sur la situation des titres qui continuent d’être chez le teneur de comptes pertinent, ni enfin sur la validité ou l’opposabilité de sûretés ou garanties constituées conformément à la loi modifiée du 5 août 2005 sur les contrats de garantie financière.
FUTUR
Le Luxembourg, pragmatique et appliqué, a su (comme toujours) réagir promptement face aux avancées juridiques des pays voisins, tout en restant cependant dans une position prudente. C’est d’ailleurs l’objet de la remarque du Conseil d’Etat constatant (regrettant ?) que le PL 7363 se soit limité à une consécration partielle de cette nouvelle forme de dématérialisation.
Le mouvement est lancé et le 5ème temps arrivera sans doute rapidement. La Loi du 1er mars 2019 n’est-elle pas le premier pas vers l’apparition d’une nouvelle forme de titres financiers, un titre dématérialisé représenté par un jeton (token) dans la blockchain ? Une réflexion nécessairement plus globale quant au droit applicable à ce titre nouveau ne manquera pas d’éclore dans les prochains mois : l’opposabilité aux tiers de cette propriété ?, la relation entre l’émetteur titulaire du titre enregistré sur la blockchain ?, le régime en cas de nantissement de ce nouveau titre ?
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